Le sujet de son Grand O (oral final Sciences Po Paris) : Sommes-nous à l’ère de l’empathie ?
Résumé
L’empathie consiste à sentir ce qu’un autre ressent sans le vivre soi-même directement. Ce mécanisme de transposition de la conscience est ancré dans la nature animale de l’homme. Il est à la source de la communication et donc de la compréhension des individus entre eux. Les sentiments de solidarité et de cohésion en découleraient. L’homme a réussi à développer spatialement cette empathie à travers ses technologies de la communication et de l’information, basées sur l’internet notamment. La mise en relation planétaire qui en résulte se traduit dans les réseaux par la collaboration mutuelle des internautes pour satisfaire l’intérêt général. Mais une ombre plane sur la toile : le narcissisme débridé faisant des relations avec autrui un reflet égocentrique et non plus un échange empathique et altruiste.
La rédaction de ce texte symbolise la fin d’un cycle universitaire. Aux portes de la vie active un constat s’impose : l’avenir est incertain. La morosité fait désormais partie de notre quotidien, occidental du moins. Crise économique, bouleversements écologiques, déception politique et précarité sociale entre autres thématiques pessimistes nous accablent régulièrement. Fini les grands caps, les certitudes et les projections à 20 ans. Désormais nous naviguons à vue. Le capitalisme libéral sauvage détournant les théories darwiniennes pour justifier son hégémonie prouve aujourd’hui ses limites. Ses propres abus sonnent le glas d’une époque où compétition et individualisme, voire égoïsme et profit constituaient les valeurs cardinales de l’enrichissement des peuples et des nations dans une économie de marché effervescente. Les nouvelles générations sont désabusées face à un modèle fragilisé en passe d’être réformé ou remplacé. Les valeurs telles que la solidarité et la coopération semblent leur tenir à coeur. Serait-ce donc le temps d’une nouvelle ère placée sous le signe de l’empathie ? Sommes-nous dans une période historique charnière marquée par cet état émotionnel ? Des faits de civilisation vont-ils dans ce sens ?
Pour répondre à ces questions, il faut s’entendre sur la définition de l’empathie. Le mot français existe depuis moins d’un siècle et provient de l’allemand einfhulung utilisé pendant le romantisme pour évoquer une communication intuitive avec la nature (exaltation des sens). La version française du mot apparaît au début du XXe siècle et reste longtemps un monopole de l’univers thérapeutique jusqu’à ce que sa définition usuelle se généralise et s’applique à un comportement humain connu de tous: se mettre à la place d’autrui pour partager ses émotions.
Ainsi donc la communication rentre scène. Elle semble même inhérente à l’empathie, sa fonction originelle étant d’établir une relation avec autrui en vue d’un échange réciproque. Des recherches et des publications récentes en philosophie, biologie, éthologie et psychologie permettent de comprendre ce lien et l’importance croissante accordée à l’empathie au sein de la sphère sociale : de l’empathie naîtrait l’altruisme car comprendre ce qui affecte l’autre est la première étape d’une hypothétique action en vue de l’aider, l’empathie serait le terreau nécessaire à l’entraide au sein d’une communauté.
Par rapport à cette empathie, il y a bien un élément qui marque une rupture historique: c’est internet. Et par Internet nous faisons référence à la fois aux outils technologiques mis à notre disposition pour s’informer et communiquer avec autrui mais aussi aux générations qui ont grandi à ses côtés, la NetGen, les moins de 30 ans. En cela une ère empathique pourrait être mise en évidence à travers le web-collaboratif, l’open-source, la co-création, les réseaux sociaux pour ne citer que ces exemples. Bref, un ensemble d’espaces digitaux où se manifestent des comportements altruistes entre des millions d’individus à travers le globe. Cependant, le revers de la médaille existe : sur ce même internet peut se développer le contraire de l’empathie, c’est-à-dire un narcissisme débridé avec son lot d’individualisme et d’égoïsme. Il faut donc également questionner cette tension pour évaluer l’émergence d’un état empathique au niveau mondial.
En d’autres termes, les nouvelles façons de communiquer engendrent-elles plus d’empathie et par extension plus de coopération et de solidarité?
Nous verrons dans un premier temps que l’empathie est un mécanisme neurologique ancien de sociabilité propre à beaucoup d’animaux. Parmi ces derniers, l’homme à travers ses moyens de communication et d’information modernes semble avoir donné une dimension planétaire et digitale à cette empathie. Nous observerons ensuite que ces outils de communication et d’information semblent agir comme un pharmakon : à la fois remède en ce que l’empathie sur la toile du web se traduit par coopération et altruisme et poison parce que le narcissisme de l’homme et la reconnaissance de soi sont exacerbés dans le cyberespace et annihilent de fait la relation avec autrui.
I. L’empathie se développe grâce à la communication
A. Un patrimoine neurologique empathique
L’empathie n’est pas seulement un concept théorique relatif au comportement humain, son origine est à chercher dans la biologie des animaux sociaux et spécialement chez un certain nombre de mammifères dont l’Homme.
Formulée simplement elle consiste à ressentir les émotions de l’autre sans les vivre soi-même. Suivant des recherches établies depuis une dizaine d’années par les neurosciences, l’empathie serait en nous sous la forme d’un mécanisme neurologique inné ancien et puissant. Plus précisément, elle prendrait sa source dans un groupement de neurones dits « miroirs » qui permettraient de saisir l’esprit d’autrui comme si nous pensions et agissions à sa place. L’intérêt de cette transposition est qu’elle n’est pas issue d’une réflexion mais d’un stimulus qui agit immédiatement sur notre sensibilité. Dès lors, ces neurones seraient un outil de sociabilité très important.
En effet, l’empathie est essentielle pour comprendre l’autre. Originellement elle semble avoir permis à nos ancêtres de déchiffrer les dangers et les opportunités du milieu dans lequel ils évoluaient. Pensons aux chimpanzés s’informant mutuellement de la présence d’un prédateur. L’individu se projette dans les cris et la peur de ses congénères et comprend qu’il faut fuir. La sélection naturelle par la suite aurait sauvegardé la faculté de saisir les sentiments et les intentions d’autrui afin d’y répondre de manière adaptée. A partir de là peuvent émerger la confiance et la coopération. L’essence de la communication et par extension le langage (verbale ou non verbale) réside dans ce mécanisme.
B. La communication digitale comme catalyseur d’empathie
La pulsion empathique serait donc une faculté biologique intimement liée à la communication première, le langage. Que se passe-t-il quand cette faculté rencontre les nouveaux outils technologiques de communication basés sur l’internet ?
De l’apparition du langage oral à internet en passant par l’écriture et l’imprimerie, les moyens de communication ont permis à chaque moment de l’histoire de mettre en relation plus d’individus entre eux. La toile d’internet semble être le point culminant de ce processus, l’extension des réseaux sociaux à la terre entière aboutissant à une densité relationnelle élevée et complexe. Qu’il s’agisse de la toilette mutuelle chez nos proches parents primates ou les inbox de Facebook, nous manifestons une sociabilité naturelle et le désir de proximité avec nos semblables. La révolution d’Internet est symbolisée par l’agora mondiale à travers laquelle des centaines de millions de personnes peuvent potentiellement se rencontrer et expérimenter l’empathie entre elles.
Parler d’ère prend ici tout son sens car sur la toile de l’internet l’orientation spatio-temporelle est bouleversée. La figure de l’autre change radicalement, il devient de plus en plus familier du fait de cette interaction planétaire. Aujourd’hui plus de la moitié des êtres humains sont connectés. Comme l’évoque le philosophe américain Jeremy Rifkin, la communication digitale constitue le « passage à un nouveau stade de la conscience est un réaménagement mental des perceptions humaines ». Chaque avancée technologique des moyens de communication permet de mieux cerner autrui. Une lettre postale il y a cent ans entre la France et les Etats-Unis n’avait pas la même force empathique qu’une conversation Skype instantanée avec un contenu interactif (photographies, vidéos…) qui nous met à la place de l’autre immédiatement.
*
Le comportement empathique serait en nous comme une faculté biologique ancienne et fondamentale pour la pérennité du lien social. Avec internet il acquiert une dimension globale sans précédent dans l’histoire de l’humanité.
Mais comment se traduit l’empathie sur les réseaux d’internet ? La symbiose entre cette faculté humaine immémoriale et les technologies de la communication et de l’information au service de plus en plus d’humains est-elle sans failles?
* II. L’ère digitalo-empathique ?
A. L’empathie se traduit dans l’univers digital par des manifestations altruistes
Une fois la faculté empathique décelée en nous et les possibilités immenses offertes par le réseau mises en lumière, reste à comprendre comment se traduit cette empathie du point de vue technologique. La compréhension des émotions semble se transformer en actions proactives pour améliorer l’intérêt général.
Le cyberespace n’est pas un univers hiérarchisé et pyramidale. Les « rapports de force » évoqués par Joël de Rosnay et présents dans les structures humaines traditionnelles sont ici remplacés par des « rapports de flux » fondés sur l’échange et le partage d’information. L’existence même du réseau et son développement dépendent de l’empathie des internautes entre eux. La stratégie coopérative du gagnant-gagnant est l’illustration parfaite de la métamorphose de l’empathie sur la toile en des actions concrètes altruistes.
Qu’il s’agisse de la source ouverte, de la relation de pair à pair ou de la co-création, la collaboration fait la force du réseau. Wikipedia est un outil encyclopédique emblématique de cela. Des dizaines de milliers d’usagers contribuent à étoffer et vérifier son contenu sans aucune sorte de contrepartie si ce n’est le plaisir intellectuel de participer à une entreprise humaine coopérative visant à rendre la culture accessible. De même les dizaines de milliers d’étudiants qui n’ont pas directement apporté du contenu ont effectué un don à Wikipedia pour la simple raison que sa base de données est d’une grande utilité dans leur vie quotidienne. Et le principe est le même pour les systèmes de source ouverte tels que Linux ou Android enrichis et perfectionnés par les initiatives individuelles de milliers d’usagers technophiles qui reportent les bugs et proposent des solutions dans le but d’avoir constamment un meilleur service utile à toute la communauté.
B. La place publique électronique porteuse de comportements « empathicides »
Sans qu’il n’y paraisse, l’ère empathique porte en son sein technologique les germes de sa propre négation. Espace de partage et d’échange mais également vitrine égocentrique d’un moi comédien, narcissique et voyeuriste.
Du fait de l’avènement d’un réseau fondé sur la sociabilité et l’échange, la scène de l’internet révèle un côté obscur : le désir de reconnaissance exacerbé. Le problème est doublement grave car l’exposition virtuelle stimule la tendance (si ce n’est pas la pathologie) narcissique des individus et peut aggraver les comportements asociaux par l’intermédiaire d’un écran séparateur entre la personnalité fabriquée et la réelle en difficulté. Entendons-nous bien, dans un cas comme dans l’autre la technologie est un élément neutre et ce sont les comportements humains qui, à son contact lui donne une visée communicationnelle différente, voire tout à fait opposée. L’altruisme des campagnes humanitaires lancées sur des réseaux sociaux cohabite avec l’égocentrisme d’utilisateurs à l’empathie défaillante.
Nous vivons à une époque où l’identité de chacun se définit par le rapport aux autres, l’individu n’existe que lorsqu’il est incorporé dans une multitude de relations. L’accès est devenu vital. Etre coupé du réseau est synonyme d’isolement, voire de non existence. Attirer le regard d’autrui devient indispensable sous peine de rester dans l’ombre. « Je me connecte, j’existe » pourrait être la nouvelle devise. L’égocentrisme numérique utilise les technologies du web 2.0 comme un miroir pour se regarder et non plus comme une vitrine ouverte sur le monde pour contempler autrui et rentrer en contact avec lui.
*
Pour conclure, l’empathie semble être une faculté innée de l’Homme. Elle va de pair avec la communication dans la mesure où comprendre les besoins de l’autre permet d’apporter des réponses cohérentes en phase avec ces derniers. Les nouvelles technologies digitales de la communication rencontrent cette capacité neurologique et lui donne une envergure mondiale inégalée. Les êtres humains sont désormais moins éloignés, ils voient par la fenêtre de la toile une grande partie de l’humanité et peuvent potentiellement établir des liens avec des millions d’individus.
La particularité de ce réseau est qu’il se nourrit de l’intérêt général, il transforme l’empathie en solidarité et coopération. Tout le monde collabore à son développement et chaque individu bénéficie de son optimisation. Cependant internet recèle de comportements profondément narcissiques générés par l’interaction relationnelle qui fait également sa force. Ces manifestations témoignent d’un mal moderne qu’il ne faut pas sous-estimer : un besoin de reconnaissance criant découlant d’une paradoxale solitude à l’heure de l’interconnexion permanente.
Bibliographie
L’âge de l’empathie, Franz de WAAL Paris, Les liens qui libèrent, 2010.
L’empathie au coeur du jeu social, Serge TISSERON, Paris, Albin Michel, 2010.
Surfer la vie, Joël de ROSNAY, Paris, Les liens qui libèrent, 2012.
Une nouvelle conscience pour un monde en crise vers une civilisation de l’empathie, Jeremy RIFKIN, Paris, Les liens qui libèrent, 2011.
Sommes-nous à l’ère de l’empathie ?
Billet d’un invité : André Barreto, brillant ancien étudiant du cours « Media, Digital Innovation & Change Management » dispensé à Sciences Po par Alexandre Michelin et moi-même.
Le sujet de son Grand O (oral final Sciences Po Paris) : Sommes-nous à l’ère de l’empathie ?
Résumé
L’empathie consiste à sentir ce qu’un autre ressent sans le vivre soi-même directement. Ce mécanisme de transposition de la conscience est ancré dans la nature animale de l’homme. Il est à la source de la communication et donc de la compréhension des individus entre eux. Les sentiments de solidarité et de cohésion en découleraient. L’homme a réussi à développer spatialement cette empathie à travers ses technologies de la communication et de l’information, basées sur l’internet notamment. La mise en relation planétaire qui en résulte se traduit dans les réseaux par la collaboration mutuelle des internautes pour satisfaire l’intérêt général. Mais une ombre plane sur la toile : le narcissisme débridé faisant des relations avec autrui un reflet égocentrique et non plus un échange empathique et altruiste.
La rédaction de ce texte symbolise la fin d’un cycle universitaire. Aux portes de la vie active un constat s’impose : l’avenir est incertain. La morosité fait désormais partie de notre quotidien, occidental du moins. Crise économique, bouleversements écologiques, déception politique et précarité sociale entre autres thématiques pessimistes nous accablent régulièrement. Fini les grands caps, les certitudes et les projections à 20 ans. Désormais nous naviguons à vue. Le capitalisme libéral sauvage détournant les théories darwiniennes pour justifier son hégémonie prouve aujourd’hui ses limites. Ses propres abus sonnent le glas d’une époque où compétition et individualisme, voire égoïsme et profit constituaient les valeurs cardinales de l’enrichissement des peuples et des nations dans une économie de marché effervescente. Les nouvelles générations sont désabusées face à un modèle fragilisé en passe d’être réformé ou remplacé. Les valeurs telles que la solidarité et la coopération semblent leur tenir à coeur. Serait-ce donc le temps d’une nouvelle ère placée sous le signe de l’empathie ? Sommes-nous dans une période historique charnière marquée par cet état émotionnel ? Des faits de civilisation vont-ils dans ce sens ?
Pour répondre à ces questions, il faut s’entendre sur la définition de l’empathie. Le mot français existe depuis moins d’un siècle et provient de l’allemand einfhulung utilisé pendant le romantisme pour évoquer une communication intuitive avec la nature (exaltation des sens). La version française du mot apparaît au début du XXe siècle et reste longtemps un monopole de l’univers thérapeutique jusqu’à ce que sa définition usuelle se généralise et s’applique à un comportement humain connu de tous: se mettre à la place d’autrui pour partager ses émotions.
Ainsi donc la communication rentre scène. Elle semble même inhérente à l’empathie, sa fonction originelle étant d’établir une relation avec autrui en vue d’un échange réciproque. Des recherches et des publications récentes en philosophie, biologie, éthologie et psychologie permettent de comprendre ce lien et l’importance croissante accordée à l’empathie au sein de la sphère sociale : de l’empathie naîtrait l’altruisme car comprendre ce qui affecte l’autre est la première étape d’une hypothétique action en vue de l’aider, l’empathie serait le terreau nécessaire à l’entraide au sein d’une communauté.
Par rapport à cette empathie, il y a bien un élément qui marque une rupture historique: c’est internet. Et par Internet nous faisons référence à la fois aux outils technologiques mis à notre disposition pour s’informer et communiquer avec autrui mais aussi aux générations qui ont grandi à ses côtés, la NetGen, les moins de 30 ans. En cela une ère empathique pourrait être mise en évidence à travers le web-collaboratif, l’open-source, la co-création, les réseaux sociaux pour ne citer que ces exemples. Bref, un ensemble d’espaces digitaux où se manifestent des comportements altruistes entre des millions d’individus à travers le globe. Cependant, le revers de la médaille existe : sur ce même internet peut se développer le contraire de l’empathie, c’est-à-dire un narcissisme débridé avec son lot d’individualisme et d’égoïsme. Il faut donc également questionner cette tension pour évaluer l’émergence d’un état empathique au niveau mondial.
En d’autres termes, les nouvelles façons de communiquer engendrent-elles plus d’empathie et par extension plus de coopération et de solidarité?
Nous verrons dans un premier temps que l’empathie est un mécanisme neurologique ancien de sociabilité propre à beaucoup d’animaux. Parmi ces derniers, l’homme à travers ses moyens de communication et d’information modernes semble avoir donné une dimension planétaire et digitale à cette empathie. Nous observerons ensuite que ces outils de communication et d’information semblent agir comme un pharmakon : à la fois remède en ce que l’empathie sur la toile du web se traduit par coopération et altruisme et poison parce que le narcissisme de l’homme et la reconnaissance de soi sont exacerbés dans le cyberespace et annihilent de fait la relation avec autrui.
I. L’empathie se développe grâce à la communication
A. Un patrimoine neurologique empathique
L’empathie n’est pas seulement un concept théorique relatif au comportement humain, son origine est à chercher dans la biologie des animaux sociaux et spécialement chez un certain nombre de mammifères dont l’Homme.
Formulée simplement elle consiste à ressentir les émotions de l’autre sans les vivre soi-même. Suivant des recherches établies depuis une dizaine d’années par les neurosciences, l’empathie serait en nous sous la forme d’un mécanisme neurologique inné ancien et puissant. Plus précisément, elle prendrait sa source dans un groupement de neurones dits « miroirs » qui permettraient de saisir l’esprit d’autrui comme si nous pensions et agissions à sa place. L’intérêt de cette transposition est qu’elle n’est pas issue d’une réflexion mais d’un stimulus qui agit immédiatement sur notre sensibilité. Dès lors, ces neurones seraient un outil de sociabilité très important.
En effet, l’empathie est essentielle pour comprendre l’autre. Originellement elle semble avoir permis à nos ancêtres de déchiffrer les dangers et les opportunités du milieu dans lequel ils évoluaient. Pensons aux chimpanzés s’informant mutuellement de la présence d’un prédateur. L’individu se projette dans les cris et la peur de ses congénères et comprend qu’il faut fuir. La sélection naturelle par la suite aurait sauvegardé la faculté de saisir les sentiments et les intentions d’autrui afin d’y répondre de manière adaptée. A partir de là peuvent émerger la confiance et la coopération. L’essence de la communication et par extension le langage (verbale ou non verbale) réside dans ce mécanisme.
B. La communication digitale comme catalyseur d’empathie
La pulsion empathique serait donc une faculté biologique intimement liée à la communication première, le langage. Que se passe-t-il quand cette faculté rencontre les nouveaux outils technologiques de communication basés sur l’internet ?
De l’apparition du langage oral à internet en passant par l’écriture et l’imprimerie, les moyens de communication ont permis à chaque moment de l’histoire de mettre en relation plus d’individus entre eux. La toile d’internet semble être le point culminant de ce processus, l’extension des réseaux sociaux à la terre entière aboutissant à une densité relationnelle élevée et complexe. Qu’il s’agisse de la toilette mutuelle chez nos proches parents primates ou les inbox de Facebook, nous manifestons une sociabilité naturelle et le désir de proximité avec nos semblables. La révolution d’Internet est symbolisée par l’agora mondiale à travers laquelle des centaines de millions de personnes peuvent potentiellement se rencontrer et expérimenter l’empathie entre elles.
Parler d’ère prend ici tout son sens car sur la toile de l’internet l’orientation spatio-temporelle est bouleversée. La figure de l’autre change radicalement, il devient de plus en plus familier du fait de cette interaction planétaire. Aujourd’hui plus de la moitié des êtres humains sont connectés. Comme l’évoque le philosophe américain Jeremy Rifkin, la communication digitale constitue le « passage à un nouveau stade de la conscience est un réaménagement mental des perceptions humaines ». Chaque avancée technologique des moyens de communication permet de mieux cerner autrui. Une lettre postale il y a cent ans entre la France et les Etats-Unis n’avait pas la même force empathique qu’une conversation Skype instantanée avec un contenu interactif (photographies, vidéos…) qui nous met à la place de l’autre immédiatement.
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Le comportement empathique serait en nous comme une faculté biologique ancienne et fondamentale pour la pérennité du lien social. Avec internet il acquiert une dimension globale sans précédent dans l’histoire de l’humanité.
Mais comment se traduit l’empathie sur les réseaux d’internet ? La symbiose entre cette faculté humaine immémoriale et les technologies de la communication et de l’information au service de plus en plus d’humains est-elle sans failles?
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II. L’ère digitalo-empathique ?
A. L’empathie se traduit dans l’univers digital par des manifestations altruistes
Une fois la faculté empathique décelée en nous et les possibilités immenses offertes par le réseau mises en lumière, reste à comprendre comment se traduit cette empathie du point de vue technologique. La compréhension des émotions semble se transformer en actions proactives pour améliorer l’intérêt général.
Le cyberespace n’est pas un univers hiérarchisé et pyramidale. Les « rapports de force » évoqués par Joël de Rosnay et présents dans les structures humaines traditionnelles sont ici remplacés par des « rapports de flux » fondés sur l’échange et le partage d’information. L’existence même du réseau et son développement dépendent de l’empathie des internautes entre eux. La stratégie coopérative du gagnant-gagnant est l’illustration parfaite de la métamorphose de l’empathie sur la toile en des actions concrètes altruistes.
Qu’il s’agisse de la source ouverte, de la relation de pair à pair ou de la co-création, la collaboration fait la force du réseau. Wikipedia est un outil encyclopédique emblématique de cela. Des dizaines de milliers d’usagers contribuent à étoffer et vérifier son contenu sans aucune sorte de contrepartie si ce n’est le plaisir intellectuel de participer à une entreprise humaine coopérative visant à rendre la culture accessible. De même les dizaines de milliers d’étudiants qui n’ont pas directement apporté du contenu ont effectué un don à Wikipedia pour la simple raison que sa base de données est d’une grande utilité dans leur vie quotidienne. Et le principe est le même pour les systèmes de source ouverte tels que Linux ou Android enrichis et perfectionnés par les initiatives individuelles de milliers d’usagers technophiles qui reportent les bugs et proposent des solutions dans le but d’avoir constamment un meilleur service utile à toute la communauté.
B. La place publique électronique porteuse de comportements « empathicides »
Sans qu’il n’y paraisse, l’ère empathique porte en son sein technologique les germes de sa propre négation. Espace de partage et d’échange mais également vitrine égocentrique d’un moi comédien, narcissique et voyeuriste.
Du fait de l’avènement d’un réseau fondé sur la sociabilité et l’échange, la scène de l’internet révèle un côté obscur : le désir de reconnaissance exacerbé. Le problème est doublement grave car l’exposition virtuelle stimule la tendance (si ce n’est pas la pathologie) narcissique des individus et peut aggraver les comportements asociaux par l’intermédiaire d’un écran séparateur entre la personnalité fabriquée et la réelle en difficulté. Entendons-nous bien, dans un cas comme dans l’autre la technologie est un élément neutre et ce sont les comportements humains qui, à son contact lui donne une visée communicationnelle différente, voire tout à fait opposée. L’altruisme des campagnes humanitaires lancées sur des réseaux sociaux cohabite avec l’égocentrisme d’utilisateurs à l’empathie défaillante.
Nous vivons à une époque où l’identité de chacun se définit par le rapport aux autres, l’individu n’existe que lorsqu’il est incorporé dans une multitude de relations. L’accès est devenu vital. Etre coupé du réseau est synonyme d’isolement, voire de non existence. Attirer le regard d’autrui devient indispensable sous peine de rester dans l’ombre. « Je me connecte, j’existe » pourrait être la nouvelle devise. L’égocentrisme numérique utilise les technologies du web 2.0 comme un miroir pour se regarder et non plus comme une vitrine ouverte sur le monde pour contempler autrui et rentrer en contact avec lui.
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Pour conclure, l’empathie semble être une faculté innée de l’Homme. Elle va de pair avec la communication dans la mesure où comprendre les besoins de l’autre permet d’apporter des réponses cohérentes en phase avec ces derniers. Les nouvelles technologies digitales de la communication rencontrent cette capacité neurologique et lui donne une envergure mondiale inégalée. Les êtres humains sont désormais moins éloignés, ils voient par la fenêtre de la toile une grande partie de l’humanité et peuvent potentiellement établir des liens avec des millions d’individus.
La particularité de ce réseau est qu’il se nourrit de l’intérêt général, il transforme l’empathie en solidarité et coopération. Tout le monde collabore à son développement et chaque individu bénéficie de son optimisation. Cependant internet recèle de comportements profondément narcissiques générés par l’interaction relationnelle qui fait également sa force. Ces manifestations témoignent d’un mal moderne qu’il ne faut pas sous-estimer : un besoin de reconnaissance criant découlant d’une paradoxale solitude à l’heure de l’interconnexion permanente.
Bibliographie
L’âge de l’empathie, Franz de WAAL Paris, Les liens qui libèrent, 2010.
L’empathie au coeur du jeu social, Serge TISSERON, Paris, Albin Michel, 2010.
Surfer la vie, Joël de ROSNAY, Paris, Les liens qui libèrent, 2012.
Une nouvelle conscience pour un monde en crise vers une civilisation de l’empathie, Jeremy RIFKIN, Paris, Les liens qui libèrent, 2011.
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